Par le biais de ses poèmes et de ses textes écrits en prose, l'écrivain français Jean Tortel s'est longuement interrogé sur la relation entre les perceptions et l'espace. Dans le cadre de cette communication, je désire étudier la relation entre l'organisation spatiale et la signifiance d'un texte. Pour ce faire, je prendrai pour exemple le poème Quatre par quatre... extrait du recueil Les Saisons en cause 1 (Tortel, 1987, 23) dont la particularité est de contenir trois marges verticales : une de chaque côté du texte et une autre au centre.
Le mot marge est dérivé du latin margo qui signifie « bord, bordure, borne, frontière ou rive2». Elle délimite généralement, à l'intérieur de la page qui constitue elle-même un territoire circonscrit, un espace dans lequel le texte est appelé à se déployer. En insérant une frontière supplémentaire à l'intérieur du poème, Tortel intensifie le phénomène de délimitation en le pluralisant. Alors que la marge s'efface habituellement au profit du texte, ici elle revêt un caractère beaucoup plus dynamique en ouvrant une brèche en plein cur du texte. Comme le souligne Laurent Jenny (1990, 27): « la langue [...] est [...] un espace de délimitation et d'écartement, où se fonde toute ouverture, et qui peut toujours être rouvert et redisposé. » La marge, avec le blanc typographique, constitue un agent de spatialisation dont les effets sont perceptibles avant même qu'on lise le texte (Delas et Filliolet, 1973, 206). Elle élargit le réseau de tensions qui participe à la matérialisation du texte poétique.
De plus, si la signifiance est le résultat provisoire d'une
« organisation linguistique et translinguistique d'un
sujet dans et par le langage » (Meschonnic, 1982, 342).
On constate que la marge et le blanc collaborent à cette
« organisation linguistique ». Cette collaboration
s'apparente à certains processus de perception décrits
notamment par la phénoménologie. Chez Merleau-Ponty,
par exemple, l'Univers est indissociablement constitué
de visible et d'invisible. Le visible est ce qui est perceptible,
et l'invisible est la part obscure, les « ténèbres »,
qui révèle le visible. La perception, qui appartient
au domaine du visible, a notamment été décrite
par Husserl3 comme étant un
phénomène composé de deux horizons, l'un
interne et l'autre externe. L'horizon interne correspond au connu
d'une chose, et l'horizon externe à l'inconnu par lequel
une chose peut entrer en relation avec une autre. Merleau-Ponty
(1964, 173), s'inspirant de Husserl, décrit le visible
comme le « tissu conjonctif des horizons extérieurs
et intérieurs ». C'est dire que pour chaque objet
perçu, la conscience perceptive d'un sujet tient compte
de ce qui est vu et, par le fait même, de ce qui ne l'est
pas.
Une chose n'est jamais vue seule, mais toujours en rapport avec un "champ", sur le fond duquel elle s'enlève : "le regard ouvre un horizon sous lequel il outrepasse la chose à voir, et sous lequel il la recueille à partir de son champ de présence. [...]". (Collot, 1989, 19)4