Jude Stéfan commence à écrire vers 1954, mais il ne publiera qu'à partir de 1965 dans les années du groupe Tel Quel pour la littérature,
et celles du groupe Supports Surfaces pour les arts plastiques des expériences qui attirent le poète, bien qu'il n'aime pas la notion
« militariste » d'avant-garde, préférant avec Jacques Roubaud celle d' « extrême contemporanéité ».
Dans la lignée ouverte par Rimbaud, Jude Stéfan prône l'invention d'une autre langue. S'il se propose, à la suite de Georges Perros et de Denis Roche, de mettre
la poésie « au pied du mur de ses coquetteries et mensonges », c'est pour révéler le dedans de l'aventure, pour laisser parler l'énigme du
langage. Jude Stéfan est de ces poètes qui osent faire une poésie dans la lignée de Sade, Cioran, Blanchot, Bataille... Il permet au poète de prendre toute
liberté avec le JE, si présent et efficace dans son oeuvre et d'ôter à ce JE le côté banalement biographique.2
Avec Jude Stéfan nous sommes confrontés à une poésie qui cherche à assurer le triomphe de la vie par l'horreur de la mort dite ; et qui, pour ce faire,
ne cesse de dire la volupté du corps. Jamais peut-être, remarquent bon nombre de critiques, l'érotisme de la parole poétique n'avait été si ostensiblement montré.
Ce que je voudrais proposer ici, c'est une rencontre avec l'écriture de Jude Stéfan reflétant un rapport très particulier à la poésie : « la poésie
n'est pas de la Littérature mais de l'Écriture. C'est là le grand malentendu ».3
Incorporer la mort à la vie, la rendre en quelque manière voluptueuse, telle doit être l'activité de ces constructeurs de miroirs (tous ces artisans
de la création esthétique qui ont pour but le plus urgent d'agencer quelques-uns de ces faits qu'on peut croire être les lieux où l'on se sent tangent au monde et à soi-même »
écrit Michel Leiris dans Miroir de la tauromachie. Et de poursuivre :
Ils n'ont de chance d'y parvenir qu'en
mêlant à l'alliage dont ils composeront le tain de leur miroir (spectacle, mise en scène érotique, poème, oeuvre d'art), un élément susceptible de faire pointer [...] quelque chose d'éperdu,
de misérable sans retour et d'irréductiblement vicié ».4 Or, précisément, un tel chantier de langage
où jouent l'éperdu, le misérable et le vicié, s'accorderait à celui engendrant les textes de Jude Stéfan.
Le lecteur se trouve en effet interpellé par une écriture qui, le plus souvent, se profile comme un chantier de dérives verbales, de tracés où se grave sur un
fond de détresse le ricanement; de phrases qui amassent un fascinant bric-à-brac de réminiscences, d'inventions de tous ordres et d'érudition allusive, qui font sombrer
toutes choses en tous sens et... en non-sens.
Un lieu de l'écrit s'organise à partir d'un lancer de vers plus ou moins longs, déchirant l'espace blanc de chaque côté d'une verticale centrale. On serait tenté
d'y voir le dessin d'un poème savamment dé-lyrant , où les vers se mesurent à la fatalité de la clôture. C'est précisément dans un tel lieu de l'écrit
que peuvent, comme l'exprime explicitement un poème de Prosopopées1 résonner des « cris
d'amphithéâtre » :
La mort c'est maintenant
les cris d'amphithéâtre
les gestes porte-drapeaux
les corbeaux dans les chaumes
la foire à tout2
__________
1. Professeur d'Université émérite, Département de Français, Université de Haïfa, Israël. E-mail: michel@research.haifa.ac.il [RETOUR]
2. Notons que Jude Stéfan est un pseudonyme intentionnellement choisi. Jude : Jude l'obscur
de Thomas Hardy ; Stéphen le héros de Joyce ; steorfan, terme à propos duquel Jude
Stéfan écrit : « en vieil anglais steorfan veut dire mourir/ et si j'en retranche l'or/ reste ma
vie terne » (Jude Stéfan, Cahier 8, Cognac, Le temps qu'il fait, 1993, p. 86).
[RETOUR]
3. Jude Stéfan, Cahier 8, Cognac, Le temps qu'il fait, 1993, p. 38. [RETOUR]
4. Michel Leiris, Miroir de la tauromachie, Fata Morgana, Montpellier, 1991, p.66. [RETOUR]
|