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Quand
ces Andouilles approchèrent et que Pantagruel
aperçut comment elles déployaient leurs bras
et commençaient déjà à se
préparer à attaquer, celui-ci envoya Gymnaste
entendre ce qu'elles voulaient dire et savoir pourquoi elles
voulaient sans hésitation guerroyer contre leurs
vieux amis, qui n'avaient rien dit ni fait de mal. Gymnaste
fit une grande et profonde révérence en
arrivant devant les premières rangées, et il
s'écria aussi fort qu'il le pouvait pour dire :
« Nous, nous, nous sommes tous vos vos vos amis,
et à votre servi... vi... vice. Nous sommes des amis
de Mard... Mard... Mardigras, votre vénérable
dirigeant... ». Je me suis laissé dire
depuis, par plusieurs témoins, qu'il dit alors
Gradimars au lieu de Mardigras. Quoi qu'il en soit,
à ce mot un gros Cervelas sauvage et dodu qui
conduisait la première ligne de leur bataillon fit le
geste de vouloir le saisir à la gorge.
« Par Dieu (dit Gymnaste)
tu n'y entreras que si je te coupe en tranches : car tu
es fichtrement trop gras pour y entrer en un seul
morceau ». Alors il tire son épée
Baise-mon-cul (c'est comme cela qu'il l'appelait) à
deux mains, et tranche le Cervelas en deux morceaux.
Crédieu qu'il était gras ! Il me rappelle
le gros taureau de Berne qui a été tué
à Marignan lors de la défaite des Suisses.
Croyez moi, il n'avait pas loin de quatre doigts de lard sur
le ventre.
Après qu'il a tué ce
Cervelas écervelé, les Andouilles attaquent
Gymnaste et le terrassent méchamment, mais Pantagruel
et ses hommes courent à son secours. Alors commence
le combat martial pêle-mêle. Raflandouille
érafle les Andouilles, Tailleboudin taille les
Boudins, Pantagruel brise les Andouilles aux genoux.
Frère Jean se tient silencieux, caché dans sa
Truie de Troie (d'où il peut tout voir), quand les
Godiveaux qui étaient en embuscade s'attaquent
à Pantagruel en poussant de grands cris.
En voyant ce désarroi et ce
tumulte, Frère Jean ouvre les portes de sa Truie, et
sort avec ses fidèles soldats, les uns portant des
broches de fer, les autres tenant landiers, couvercles,
poêles et pelles, cocottes, grills, faitouts,
tenailles, balais, pinces, marmites, mortiers, pilons, tous
en ordre comme des brûleurs de maison, hurlant et
criant tous ensemble épouvantablement.
Nabuzardan ! Nabuzardan ! Nabuzardan !
Par de tels cris d'émeute, ils choquent les
Godiveaux, et traversent les Saucissons. Les Andouilles
s'aperçoivent soudain de l'arrivée de
renforts, et prennent leurs jambes à leur cou, comme
si elles avaient vu tous les Diables. Elles tombent comme
des mouches sous les coups de bedaine de Frère Jean.
Ses soldats ne font pas de quartier. Cela faisait
pitié à voir. Le camp était tout
couvert d'Andouilles mortes ou blessées. Et le conte
dit que, si Dieu n'y avait pas veillé, toute la
génération Andouillique aurait
été exterminée par ces soldats de
cuisine. Mais il se produisit alors un
événement merveilleux, dont vous croirez ce
que vous voudrez.
Du côté de la
Tramontane, un grand, gras, gros, gris pourceau arriva en
volant, avec des ailes longues et amples comme celles d'un
moulin à vent. Il portait des plumes d'un rouge
cramoisi, comme celles d'un flamant rose. Il avait des yeux
rouges et brillants comme ceux d'un rubis, des oreilles
vertes comme une émeraude, les dents jaunes comme un
topaze, la queue longue et noire comme du marbre, les pieds
blancs et diaphanes comme des diamants, et ils
étaient palmés comme ceux des oies. Il portait
un collier d'or autour du cou sur lequel figuraient des
lettres grecques, dont je ne pus lire que deux mots, YS
ATHINAN. Ce cochon en apprend à Minerve!
Il faisait beau et clair. Mais
à l'arrivée de ce monstre, il y eut vers
l'ouest un coup de tonnerre si fort que nous en sommes
restés tous étonnés. Les Andouilles qui
l'aperçurent jettèrent tout à coup
leurs bâtons et leurs armes à terre, elles se
mirent toutes à genoux, en levant bien haut leurs
mains jointes sans dire un mot, comme si elles l'adoraient.
Frère Jean avec ses hommes frappait toujours et
embrochait les Andouilles. Mais sur un ordre de Pantagruel,
on sonna la retraite et tous les combats cessèrent.
Le monstre ayant volé et revolé plusieurs fois
au-dessus des deux armées arrosa la terre de plus de
vingt-sept tonneaux de moutarde, puis il disparut en volant,
et en criant sans cesse « Mardigras, Mardigras,
Mardigras ».
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